14 Mai 2020
L’émerveillement… ce mot paraît légèrement désuet aujourd’hui. On veut bien l’utiliser à la rigueur pour évoquer l’esprit d’un enfant qui s’éveille à la vie, et encore. Car y a-t-il véritablement matière à s’émerveiller ? Tant de désastres et de souffrances nous parviennent si fréquemment et si vite de toutes parts. Et nos existences sont toutes marquées par l’épreuve. Est-il encore permis et possible de s’émerveiller, dans un monde désenchanté ?
Et pourtant ! Oui, pourtant, le simple fait d’être ne devrait-il pas provoquer notre capacité à nous émerveiller ? Notre intelligence n’est-elle pas capable de s’ouvrir à ce qui est, à la réalité qui l’entoure, et d’y puiser, comme à une source intarissable, joie, légèreté et poésie, suscitant ainsi un désir de connaître ? Notre capacité à nous émerveiller n’est-elle pas précisément ce qui nous permet de surmonter les épreuves et de trouver un nouvel élan pour aller toujours plus loin dans la recherche de vérité et dans l’amour ?
Bertrand Vergely, philosophe contemporain, nous invite à ne pas nous résigner face au nihilisme et à son cortège de tristesse et de désespoir, et à voir dans l’émerveillement une humble voie qui ouvre à la sagesse.
L’émerveillement de l’adulte diffère de celui de l’enfant. Il arrive que l’on admire chez quelqu’un la capacité qu’il peut avoir de s’émerveiller. « S’émerveiller » pris en ce sens veut dire ne pas être blasé, hautain, méprisant. Tout être humain, après avoir connu l’insouciance de l’enfance, est un jour confronté à la vie du monde, avec son âpreté, ses luttes, ses souffrances, ses drames. Deux voies sont alors possibles : il peut se renfermer sur lui-même à la suite de ce choc ou au contraire demeurer ouvert.
Quand la deuxième voie l’emporte sur la première, on salue celle-ci comme une victoire en disant de celui qui la met en œuvre qu’il est admirable parce qu’il a su ne pas perdre sa capacité d’émerveillement. Il ne s’est pas endurci. Il ne s’est pas aigri. Il ne s’est pas révolté. Il n’est pas tombé dans le désespoir. Il a laissé sa chance à la vie. Il n’est pas devenu indifférent. Magnifique faculté laissant apercevoir l’émerveillement comme capacité de surmonter le malheur. On pourrait penser le contraire, on pourrait croire que l’émerveillement est un regard innocent posé sur l’existence. Il n’en est rien. Il faut avoir lutté contre soi pour parvenir à cet émerveillement-là. Il faut avoir surmonté la tristesse, la lassitude, la révolte, le désespoir et donc les avoir rencontrés.
Certaines personnes âgées ont cet émerveillement. Elles ont vécu, elles ont lutté, elles ont souffert ; elles pourraient se refermer dans l’amertume et le chagrin à l’approche de la mort, elles n’en font rien. Au lieu de se mettre en état de désenchantement, elles se mettent en merveille. Et, le faisant, un miracle s’opère : la vie se met à parler. Comme pour les enfants, avec la même magie. Une magie toutefois enrichie par l’expérience de la vie. D’où un émerveillement singulier. Un émerveillement devant le fait de s’émerveiller.
Les grands savants connaissent le même. Il arrive que l’on ne sache plus à force de savoir : on peut alors se replier dans le scepticisme et l’amertume, on peut à l’inverse sortir ressuscité de l’ombre. C’est le cas quand le savant a l’humour de se réjouir de son échec à savoir en y voyant un signe. Quand on ne sait pas, quand on ne sait plus, on est proche de l’infini. Moins on sait, plus on approche l’infini. De là, l’émerveillement de certains savants. Leur savoir n’est plus de la science mais de la contemplation et de la poésie. Un monde peut en cacher un autre, un savoir peut cacher une sagesse et le travail de la raison déboucher sur la stupeur d’exister.
Bertrand Vergely, Retour à l’émerveillement, Paris, 2010, Albin Michel, pp. 17-18.