14 Juin 2020
Le héros porte une armure, le saint est nu. Or l’armure, en même temps qu’elle préserve des coups, interdit le contact direct avec le réel et surtout l’accès à la troisième dimension qui est celle de l’amour surnaturel. Pour que les choses existent réellement pour nous, il faut qu’elles pénètrent en nous. D’où la nécessité d’être nu : rien ne peut entrer en nous si l’armure nous protège à la fois contre les blessures et contre la profondeur qu’elles délivrent. Tout péché est un attentat contre la troisième dimension, une tentative pour ramener sur le plan de l’irréel, de l’indolore, un sentiment qui voudrait pénétrer dans la profondeur. C’est là une loi rigoureuse : on diminue d’autant plus sa propre souffrance qu’on exténue davantage en soi la communion intime et directe avec le réel. A la limite, la vie s’étale toute en surface : on ne souffre pas plus qu’en rêve, car l’existence, ramenée à deux dimensions, devient plate comme un songe.
Il en va de même pour les consolations, les illusions, les vantardises, et toutes les réactions compensatrices par lesquelles nous essayons de combler les vides que la morsure du réel creuse en nous. Tout vide, tout creux, implique en effet la présence de la troisième dimension ; on ne rentre pas dans une surface, et boucher un vide équivaut à se réfugier, à s’isoler en surface. L’adage de la vieille physique : « La nature a horreur du vide », s’applique rigoureusement en psychologie. Mais la grâce a précisément besoin de ce vide pour enter en nous.
Gustave Thibon, Introduction à La pesanteur et la grâce, de Simone Weil, Plon, Paris, 1948, pp. XVII-XVIII.