31 Janvier 2022
Lettre 9
Sur la créolisation
« Nos récits sont des mélopées, des traités de joyeux parler, et des cartes de géographie, et de plaisantes prophéties, qui n’ont pas souci d’être vérifiées. » (Édouard Glissant, Traité du tout-monde).
Les mots…
On doit au poète martiniquais Édouard Glissant des incursions, voire des excursions, sur le terrain politique. L’homme qui soutenait Castro et le castrisme a élaboré le concept de « créolisation ». Un certain Jean-Luc Mélenchon y a récemment fait référence. Gageons que le néo-robespierriste aura lu au plus près les textes du poète dans lesquels ce concept se trouve activé avant de s’en faire le thuriféraire. C’est du moins le minimum que l’on puisse souhaiter.
Glissant est un disciple du tandem Deleuze & Guattari de Mille plateaux sous-titré Capitalisme et schizophrénie (1980). Voilà qui est un gage de haute tenue poétique, mais l’imaginaire fait rarement bon ménage avec un projet de société qui demande moins rêverie et poétique que réalisme et pragmatisme.
Dans Introduction à une poétique du divers, Glissant affirme que « le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n'est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres être possibles. Et c’est cette mutation douloureuse de la pensée que je voudrais penser avec vous. »
Heurts irrémissibles, guerres sans pitié, mutation douloureuse, mais aussi effets de foudre et difficiles abandons, on ne peut mieux annoncer la couleur : même pour Glissant, la créolisation s’avère traumatisante ! Malgré tout, il la souhaite, il la veut, il l’espère, il y travaille, il invite à s’y soumettre, tout en disant qu’on ne peut aller contre. Il ne propose rien de moins qu’une « conversion de l’être », autrement dit un changement de paradigme. Disons-le plus clairement : une révolution pour abolir la civilisation judéo-chrétienne localisée afin de la remplacer par une civilisation créolisée mondialisée.
La civilisation judéo-chrétienne est, bien sûr, blanche, colonisatrice, oppressante, tournée vers l’Un, elle a pour foyer géographique la mer Méditerranée qui est fermée, qui concentre, clôt et se révèle le creuset généalogique du monothéisme qui forge et consacre le triomphe de l’Un. En revanche, la civilisation créolisée, métissée, mélangée, a pour modèle la mer des Caraïbes, une mer évidemment ouverte sur le transit, le passage, la rencontre, la confusion, l’échange. On l’aura compris, voilà une énième variation occidentale sur le thème du bien et du mal, du Noir et du Blanc, du vrai et du faux – une pensée blanche. Glissant qui fait l’éloge du créole (comme s’il s’agissait d’une langue unique alors qu’il en existe presque autant que de pays où elle est parlée…) n’écrit pas par hasard tous ses livres en français !
Glissant emprunte à Deleuze l’opposition, très occidentale elle aussi, très blanche donc, entre la racine et le rhizome. La civilisation judéo-chrétienne est racinaire ; la civilisation créole, rhizomique. La première suppose une filiation, un atavisme, une origine, un lignage, et, bien sûr, une prétention à l’universel qui méprise et écrase tout ce qui n’est pas lui, elle débouche sur « massacre » et « génocide », une invention blanche naturellement qui se construit sur des « mythes fondateurs » ; la seconde est composite, diverse, diffractée, multiple, dépourvue de centre et repose sur des « mythes d’élucidation ». Autrement dit, variation sur le thème des méchants Blancs et des bons Créoles, des gentils indiens et des mauvais cow-boys : « La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines ». On l’aura compris, la civilisation judéo-chrétienne est massacreuse et génocidaire alors que la civilisation créole est idyllique. Éternelle variation sur le mythe du Bon Sauvage.
Où l’on voit que Glissant oppose deux civilisations en estimant l’une détestable, la blanche et occidentale, et l’autre formidable, la créole et caribéenne. Il se fait dès lors qu’on a du mal à le croire quand il écrit : « La créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être “équivalents en valeur” pour que cette créolisation s’effectue réellement. C’est-à-dire que si dans des éléments culturels mis en relation certains sont infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation ne se fait pas vraiment. Elle se fait mais sur un mode bâtard et sur un mode injuste. »
Car la créolisation selon Glissant ne fait pas de l’élément judéo-chrétien mis en présence un équivalent en valeur de l’élément caribéen : le premier, judéo-chrétien, est en effet associé au racisme, au colonialisme, à la guerre, au génocide alors que le second, caribéen, se trouve rangé aux côtés d’un paradis dispensé de toute négativité.
Cette proposition idéologique passe sous silence l’histoire de Cham née en Orient – lire et relire la Genèse – la traite négrière initiée par les Arabo-musulmans dès le VIIe siècle qui a occasionné la mort de millions d’Africains, la multiplicité des guerres tribales africaines au cours des siècles, bien avant l’arrivée des Blancs, ou, plus récemment, le génocide rwandais, sinon le racisme qui, en Martinique, quotidiennement, à cette heure encore, n’oppose pas seulement les « Noirs » et les « Blancs », ce qui serait simple et binaire comme une pensée occidentale, mais les couleurs de peau des façons d’être « noir » : nègres, chabin, nèg-nwé, sang-mêlé, lapo sové, câpre, chapé coulis, un racisme intra-communautaire que Glissant met évidemment en relation avec les restes de colonialisme, un bon siècle et demi après son abolition. Si les gens de couleur sont racistes, c’est parce que les Blancs les ont colonisés.
Le biographe d’Édouard Glissant, François Noudelmann, rapporte une scène étrange dans laquelle l'auteur du Traité du tout-monde illustre sa théorie de la créolisation avec une drôle d’allégorie. En Italie, le poète nage dans la mer Méditerranée et se fait brûler par « une méduse venimeuse ». A un enfant qui le questionne, « il explique la géographie des méduses, des êtres flottant de la surface aux abîmes, sans aucune patrie, déliés d’attache et de parenté, qui voguent parmi les courants de toutes les mers, dénuées d’origines repérables. Les méduses annoncent un autre monde, où le centre et la périphérie s’évanouiront, laissant place aux circulations les plus labiles. » Il peut paraître étrange, voire très étrange, que la méduse, connue pour la toxicité de son venin qui peut être mortel, chez la cuboméduse par exemple, serve de métaphore à la créolisation du monde ! Comment peut-on désirer, proposer et travailler à un avenir de méduses ?
Glissant ne veut pas le métissage mais la créolisation, car « la créolisation est imprévisible alors qu’on pourrait calculer les effets d’un métissage ». Autrement dit, il souhaite la créolisation sans savoir ce qu’elle produira tout en disant qu’il faut désirer et aimer ce que l’on ignore et qui ne manquera pas d’arriver. Mais s’il prétend ignorer ce qui en résultera, il se félicite de ce qui adviendra.
Ajoutons à cela que, ne sachant rien de ce qui sera, il précise tout de même : « Il peut y avoir des créolisations sans violence, il me semble qu’il peut y avoir des créolisations sans violence. Pourtant, je cherche des exemples et je n’en trouve pas ! » L’homme a soutenu une thèse d’Etat en philosophie, en toute bonne logique, il devrait conclure que ce qui est impossible à observer dans la réalité, l’absence de violence lors du processus de créolisation, n’existe pas, et qu’en revanche, ce qui ne cesse de se montrer, la violence lors du processus de créolisation, existe et peut-être même se trouve seul à exister ! Mais nous ne sommes pas en bonne logique : Glissant pense en poète, il le revendique, ce qui l’autorise à une « poétique du chaos »…
Toutefois, quand une intuition poétique sous-tend un programme politique à visée civilisationnelle planétaire, on peut épistémologiquement exiger autre chose que de la rêverie, l’imagination ou l’utopie qui produit des ravages quand ceux qui s’en réclament veulent localiser ce qui, c’est sa définition, se veut sans lieu et le reste quoi qu’on fasse. Il est rare qu’une utopie ne s’avère pas meurtrière. On peut avoir le projet de ne pas vivre comme une méduse dans un monde de méduses. Une civilisation composée de gélatines venimeuses sans cerveau ? Non merci…
Il est dommage qu’on prenne au sérieux quelqu’un qui écrit clairement dans son Traité du tout-monde : « Nos récits sont des mélopées, des traités de joyeux parler, et des cartes de géographie, et de plaisantes prophéties, qui n’ont pas souci d’être vérifiées. » Car d’autres que lui, mais aidés et soutenus par lui aussi, ont pris au sérieux ces thèses-là et en font moins une « plaisante mélopée » qu’un programme idéologique et politique.
Or, des prophéties qui n’ont pas vocation à être réalisées fondent moins une pensée poétique qu’une pensée sectaire qui demande à être crue sur parole sans souci de sa faisabilité. Une phrase du genre : « Croyez-moi, car je vous le dis, même et surtout si c’est invérifiable, car ça doit rester invérifié pour fonctionner » relève du registre incantatoire et performatif, évangélique et parousiaque. Dans tous les cas : déraisonnable.
De même, affirmer que la créolisation sera inévitable, qu’elle peut advenir sans violence, mais qu’il n’y a aucun exemple dans l’Histoire attestant que ça se soit passé sans violence, car l’Histoire témoigne plutôt que la créolisation advient toujours avec violence, voilà une drôle de façon de penser – du moins : de ne pas penser.
Glissant fait du Brésil un pays où la créolisation s’est réalisée avec succès : faut-il faire de cet État sud-américain un modèle, un appartement témoin de la créolisation ? S’il ne faut pas tenir compte de la violence, de l’insécurité, de la misère et de la pauvreté, de la prostitution, des trafics, des pleins pouvoirs donnés à la mafia, de la drogue partout, de la justice nulle part, des morts qui jonchent les rues à coups de règlements de comptes nuit et jour, s’il faut, donc, faire l’économie de tout ça, oui : vive la créolisation ! Mais si l’on veut composer avec le réel, alors cette fameuse créolisation ne paraît pas l’idéal le plus enviable !
Le même Glissant estime que le Japon se trouve être le pays le plus rétif à la créolisation. La preuve ? Le bonzaï ! Cet art millénaire s’avère en effet être l’un des marqueurs essentiels de ce pays qui, avec l’ikebana, le jardin zen, le sumo, l’origami, le haïku, dispose d’une identité et n’aspire aucunement à se laisser détruire, manger et digérer – créoliser – par le Léviathan du mondialisme ! Preuve s’il en fallait une que la créolisation passe par la destruction des pays aux fortes identités afin de les diluer dans l’acide d’un métissage généralisé : pas question que le bonsaï donne des leçons ontologiques aux Antilles ; en revanche, si l’on en croit Glissant, les Japonais auraient beaucoup à apprendre des Antilles… La méduse contre le bonsaï, voilà l’alternative civilisationnelle proposée par la créolisation.
… et les choses
La créolisation s’est donc trouvée verbalement portée sur le devant de la scène par Jean-Luc Mélenchon qui, tout en se disant républicain, estime désormais que, la créolisation ayant eu lieu sur le territoire français, il faut en finir avec la république au nom d’un communautarisme qui donnerait lieu à une VIe République ! Cette République n’en aurait que le nom, elle ressemblerait bien plutôt à la démocratie des États-Unis, ce qui se trouve aux antipodes des principes assimiliationnistes de la République française.
Lors du lancement de son institut La Boétie, Jean-Luc Mélenchon a dit : « Notre peuple s’est créolisé, le peuple français a commencé une sorte de créolisation qui est nouvelle dans notre histoire, il ne faut pas en avoir peur, c’est bien », en affirmant donc que ce qui commence doit être salué, aidé et aimé. Constatant cette créolisation, le leader politique, toujours en campagne pour lui plus que pour la France, affirme que cette VIe République qui constitue le noyau dur de son projet présidentiel s’avère « un besoin vital de la nation française ».
L’ancien trotskiste lambertiste fait l’éloge d’un universalisme qui reste celui de sa jeunesse, mais c’est est un autre que celui de la République française qui travaillait à l’assimilation des populations arrivantes dans leur pays d’accueil afin de conserver la diversité des pays, des peuples et des nations – le fameux Divers de Segalen si cher au cœur de Glissant qui recycle le concept d’une façon qui n’aurait guère convenu à l’auteur nullement progressiste des Immémoriaux.
Cette disparition de la république fut clairement appelée de ses vœux par Édouard Glissant. Dans un débat qu’il eut pour Philosophie Magazine avec Régis Debray, qui tenait la partition République à l’ancienne, le théoricien du Traité du tout-monde affirme : « L’idéal républicain de la fraternité, l’idée de patrie universelle, de nation élue sont des aspirations qui datent d’une époque où le monde n’était pas encore monde. » L’assimilation républicaine ? « Tout cela n’a plus aucun sens dès lors que le monde n’est plus un ensemble d’États-nations, qui se juxtaposent et, paradoxalement, tendent vers un même objet en étant ennemis. Aujourd’hui le monde est devenu inextricable, on ne peut en dégager le chemin clair et efficace. Et l’idéal de la fraternité à l’ère de la globalisation, du tout-monde, ne peut plus être l’idéal républicain : il exige le métissage. »
Comme pareil discours réjouit les partisans de la mondialisation heureuse ! Les BHL, Attali, Minc, Soros et le Capital planétaire ! Et l’on s’étonne, enfin pas moi, que le Lider maximo de La France insoumise puisse apporter son eau au moulin du capitalisme international qui travaille à l’avènement d’un gouvernement planétaire ! Lire ou relire Demain, qui gouvernera le monde ? de Jacques Attali, car ce monde globalisé, qui serait si facile à gouverner d’une seule main de fer, nécessite justement cette fameuse créolisation – un concept qui fonctionne en appui aux idiots utiles du capital.
Cette créolisation selon les vœux de Jean-Luc Mélenchon, qui suppose l’abolition et le dépassement de la Ve République au profit d’une VIe République, accoucherait sans conteste d’un communautarisme de type nord-américain, États-Unis & Canada. Là aussi, là encore, les USA qui détestent tant la vieille Europe ne peuvent que se réjouir d’un pareil horizon tangent au leur. Travailler à la créolisation du monde, c’est œuvrer à son américanisation, donc à l’assassinat de l’Europe judéo-chrétienne.
Dans son échange avec Régis Debray, Édouard Glissant affirme : « C’est dans le métissage que la fraternité peut avoir lieu, pas dans la sublimation républicaine. Le problème vient de ce que nous n’avons pas encore trouvé les valeurs nouvelles qui correspondent à la créolisation en cours. » Il faudrait « trouver les valeurs d’un monde pluriel », mais, en attendant… ne pas attendre et y aller. On verra bien ! Pareil nihilisme méthodologique sidère.
Où l’on retrouve l’inconséquence de qui sait ce qu’il détruit tout en ignorant ce qu’il veut construire et qui affirme même que ce qui surgira après la destruction n’est pas assuré, c’est « imprévisible », dit-il, bien que la violence accompagne toujours un pareil projet politique qui se révèle également un projet de civilisation…
Comment peut-on jouer si légèrement avec de tels liquides inflammables pour la planète ? Un pareil feu ne risquerait-il pas d’embraser les cultures, les peuples, les pays, les nations, les diversités, une bénédiction pour les tenants d’une table rase sur laquelle construire l’ère du transhumanisme ?
Peu importe : si le brasier est beau… En revendiquant un statut de poète qui lui assurerait une extra-territorialité éthique où l’artiste n’aurait aucun compte à rendre à personne, Édouard Glissant joue l’avenir du monde aux dés. C’est la jurisprudence Néron selon Suétone.
Voilà qui n’est évidemment pas raisonnable, mais comme la raison est une invention de Blanc, à quoi bon la prendre encore au sérieux ? Jetons la raison par-dessus bord, dit le poète qui aspire à piloter la dernière version du Titanic.
Michel Onfray, L’art d’être français, Lettres à de jeunes philosophes, p. 297-308
© Éditions Bouquins, 2021