Intelligence et vérité

Dans cet ouvrage d’une étonnante actualité, qui sonne comme un plaidoyer pour l’intelligence, l’auteur nous invite à redécouvrir l’intelligence dans toute son exigence et sa splendeur : elle est faite pour connaître ce qui est, pour atteindre la vérité. A contrario, tous ceux qui oublient ou nient cette capacité de l’esprit mutilent l’homme dans ce qu’il a de plus profond.

L’intelligence ne consiste pas dans la virtuosité plus ou moins grande avec laquelle l’esprit s’exerce. Mais elle consiste à connaître la réalité telle qu’elle est. […] Ceci constitue un renversement radical par rapport à ce que l’homme moderne appelle intelligence. Un grand intellectuel peut être alors parfaitement stupide, et une pauvre femme sans culture qui prie dans une église est infiniment plus « intelligente » que lui.

[…] Revenons maintenant, en effet, à la situation actuelle de l’intelligence. Elle présente un étrange paradoxe. Il y a d’une part ceux qui sont habilité à la représenter et à la présenter, les maîtres de pensée, les philosophes. Or, je dois dire que dans l’ensemble leur attitude à l’égard de la vérité vient justifier les inquiétudes que je viens d’exprimer. On trouve chez eux des historiens habiles à faire visiter le musée des curiosités de la pensée humaine, comme des papillons morts sous leurs verres. On en trouve qui sont habiles à déniaiser, disent-ils, les préjugés des jeunes bourgeois, à apprendre à tout remettre en question et finalement à ne laisser subsister que les jeux brillants de leur dialectique. On en trouve pour qui délibérément l’idée d’une vérité absolue est l’ennemi qu’il faut détruire pour lui substituer le sens de l’histoire représenté par la volonté du prolétariat.

On me dira que je suis sévère. Je pense que non. Certes il y a à ce que je viens de dire de remarquables exceptions. Et il est vrai aussi que la rencontre d’une pensée contraire peut obliger l’esprit à prendre une conscience plus réfléchie de ses positions. Mais il suffit que quelques esprits parmi les meilleurs soient faussés pour que le dommage soit irréparable. Et s’il y a un point sur lequel j’estime que la liberté d’enseignement s’impose, c’est quand il s’agit pour des parents de refuser d’envoyer des adolescents et des adolescentes écouter un maître qui risque de détruire en eux ce qu’ils ont de plus précieux. Ceci ne veut d’ailleurs pas dire que les maîtres chrétiens vaillent toujours mieux. On peut avoir la foi et être perverti au niveau de l’intelligence. Et le cas n’est pas aujourd’hui si rare de ceux qui dissocient une foi qu’ils établissent en dehors de tout le reste et une intelligence qu’ils laissent pénétrer de tous les sophismes de leur temps.

[…] Le problème est celui d’une réconciliation de l’intelligence et de la vérité. Leur divorce est dommageable à l’une et à l’autre. A la vérité, car celle-ci ne doit pas être seulement une norme extérieure, qui s’imposerait du dehors à un esprit restant passif. Elle n’est pleinement vérité que lorsqu’elle est reconnue par l’esprit et accueillie comme telle. Si l’intelligence n’est pas seulement activité de l’esprit, la vérité n’est pas non plus une réalité brute qui s’impose, pure facticité de l’être à la façon sartrienne. La vérité est la saisie par l’intelligence de son accord avec l’être et la transparence de l’être à l’esprit.

Ce divorce est dommageable aussi à l’intelligence. Celle-ci ne s’accomplit que dans la connaissance de l’être, nous l’avons dit. Être intelligent est connaître ce qui est. A se complaire dans son propre exercice, elle s’épuise en jeux stériles, et l’on comprend alors que, lassés de ces jeux, beaucoup la renient avec une sorte de masochisme et la sacrifient aux besoins de l’action. Or, nous croyons à la dignité de l’intelligence. Ce n’est pas parce qu’il en a été fait mauvais usage que nous la renierons jamais. Précisément, quand nous lui demandons de se convertir à la vérité, c’est le contraire d’un reniement que nous lui demandons, c’est de réaliser sa vraie nature.

Jean Daniélou, Scandaleuse vérité, Libraire Arthème Fayard, Paris, 1961, pp. 17-28.