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Le Cercle Phi

Philosophie et Amitié

Le rejet de la cause finale dans la sociologie d’Émile Durkheim et ses conséquences

Émile Durkheim (1858-1917), fondateur de la sociologie en France, nous montre, dans ses ouvrages, un bel exemple de rejet de la cause finale et des incidences que celui-ci a sur notre compréhension de l’homme. C’est dans son œuvre méthodologique Les Règles de la méthode sociologique (1894) que ce rejet apparaît avec netteté. Dans cet ouvrage très instructif, qui s’efforce de donner une méthode à la nouvelle science qu’il veut fonder – la sociologie –, Durkheim commence par établir l’objet propre de celle-ci : les faits sociaux. Il les définit ainsi : « Des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » (PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 5). Que signifie cette définition ? Tout simplement que la sociologie, telle que l’élabore Durkheim, étudie les conditionnements sociaux. En effet, considérer les manières d’agir, de penser, et de sentir revient à étudier le « comment » de nos actions, de nos pensées et de nos perceptions de la réalité. La sociologie, du moins telle que Durkheim la conçoit, ne regarde pas les causes propres de nos actions, mais la manière dont nous les exerçons. En outre, elle considère les manières d’agir qui s’imposent à nous. Telle est bien la définition d’un conditionnement. La sociologie est donc une discipline qui, à l’instar des autres sciences humaines, étudie les conditionnements qui agissent sur nos actes, en l’occurrence les conditionnements sociaux. Fort de cette définition, on peut déjà se demander s’il s’agit réellement d’une science. Dans tous les cas pas dans le sens que donne Aristote à ce terme : la science est une connaissance par les causes propres. Si la science est une connaissance par les causes, il n’y a pas de science du conditionnement indépendamment de la recherche de celles-ci. Et dans la mesure où la cause de l’agir est la fin, apparaît déjà dans cette première définition un rejet de la cause finale.

 

Toutefois, ce rejet va être énoncé de façon beaucoup plus explicite. Dans le chapitre consacré aux règles relatives à l’explication des faits sociaux, c’est-à-dire à la méthode qu’il faut emprunter pour connaître ces faits, il écrit : « La plupart des sociologues croient avoir rendu compte des phénomènes une fois qu’ils ont fait voir à quoi ils servent, quel rôle ils jouent. On raisonne comme s’ils n’existaient qu’en vue de ce rôle et n’avaient d’autre cause déterminante que le sentiment, clair ou confus, des services qu’ils sont appelés à rendre. (…) Mais cette méthode confond deux questions très différentes. Faire voir à quoi un fait est utile n’est pas expliquer comment il est né ni comment il est ce qu’il est. Car les emplois auxquels il sert supposent les propriétés spécifiques qui le caractérisent, mais ne les créent pas. Le besoin que nous avons des choses ne peut pas faire qu’elles soient telles ou telles et, par conséquent, ce n’est pas ce besoin qui peut les tirer du néant et leur conférer l’être. C’est de causes d’un autre genre qu’elles tiennent leur existence » (p. 90). Qu’est-ce que cela signifie ? Que la fin n’est pas cause. Elle ne cause pas ces faits. Il n’y a pas d’intentionnalité dans l’action, qui tendrait vers une fin qui la cause. Il n’y a qu’un enchaînement mécanique de faits : tel fait produit telle conséquence, qui elle-même va produire telle autre conséquence, etc. Mais le fait de produire telle conséquence n’est pas déterminé par une intention ; elle n’est pas une fin vers laquelle tend toute l’action. Ainsi, la cause efficiente prend le pas sur la cause finale ; c’est la cause efficiente qui détermine la fin, qui ne devient plus qu’un effet et perd sa fonction de cause. Durkheim le dit d’ailleurs explicitement. Comparant la sociologie à la biologie, il affirme : « C’est donc que les causes qui les font être <l’organe> sont indépendantes des fins auxquelles il sert » (p. 91), ce qui vaut aussi en sociologie. Et il ajoutera, en guise de conclusion : « Quand donc on entreprend d’expliquer un phénomène social, il faut rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit. Nous nous servons du mot fonction de préférence à celui de fin ou de but, précisément parce que les phénomènes sociaux n’existent généralement pas en vue des résultats utiles qu’ils produisent » (p. 95). La fonction que remplit un fait social n’est qu’accidentelle par rapport à son origine. Il n’y a aucun lien de nécessité. L’utilité du fait n’est pas sa cause ; elle n’apparaît que de façon accidentelle. C’est pour cela que Durkheim préfère utiliser le mot « fonction » plutôt que « fin », qui évoque une causalité.

 

Tout ceci peut paraître bien abstrait. Mais en considérant les conséquences d’un tel propos, on en mesure toute la portée. Si aucun phénomène social ne provient d’une fin qui le suscite, alors il n’existe aucune orientation naturelle vers une fin, autrement dit aucun appétit naturel. Ni le sentiment religieux, ni la piété filiale, ni l’amour paternel, ni le mariage, ni la famille ne sont des inclinations naturelles : ce sont des constructions sociales. « C’est ainsi qu’on a considéré comme inné à l’homme un certain sentiment de religiosité, un certain minimum de jalousie sexuelle, de piété filiale, d’amour paternel, etc., et c’est par là que l’on a voulu expliquer la religion, le mariage, la famille. Mais l’histoire montre que ces inclinations, loin d’être inhérentes à la nature humaine, ou bien font totalement défaut dans certaines circonstances sociales, ou, d’une société à l’autre, présentent de telles variations que le résidu que l’on obtient en éliminant toutes ces différences, et qui seul peut être considéré comme d’origine psychologique, se réduit à quelque chose de vague et de schématique qui laisse à une distance infinie les faits qu’il s’agit d’expliquer. C’est donc que ces sentiments résultent de l’organisation collective, loin d’en être la base » (p. 106). Tout ce que l’on prend pour des inclinations naturelles ne sont en fait que des constructions sociales. Il suffit, selon Durkheim, de regarder la variété des comportements pour voir que ce que l’on nomme inclination naturelle n’est que le comportement type d’une société donnée. Il ira même jusqu’à affirmer que la « tendance à la sociabilité » n’est pas un « instinct congénital du genre humain ». Il est « beaucoup plus naturel d’y voir un produit de la vie sociale » (p. 106). Autrement dit, l’homme n’est pas un animal politique. La disposition à la vie sociale est le fruit de la vie en société, beaucoup plus que sa cause. Il reprendra cette idée dans un article intitulé « Éducation », publié en 1911 dans le Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, sous la direction de Ferdinand Buisson. L’être social en nous est entièrement constitué par l’éducation, qui « crée dans l’homme un être nouveau » (Éducation et sociologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016, p. 52).

 

Quelles sont les conséquences d’un tel propos ? Nous les avons sous les yeux aujourd’hui. Si toutes les déterminations que l’on a prétendu « naturelles » pendant des siècles, fruits d’inclinations naturelles, ne sont que des constructions sociales, et donc artificielles, si la cause finale qui nous incline vers une fin n’existe pas, alors il est urgent de les déconstruire et de s’en émanciper, et laisser la liberté individuelle s’exprimer. N’est-ce pas ce que l’on constate à présent ? Tout détermination est perçue comme une construction sociale qu’il faut abattre. La plus fondamentale est la distinction des genres, qui est perçue comme une construction artificielle qui s’impose arbitrairement aux individus et les empêche de choisir leur genre. Dans une telle perspective, tout peut être déconstruit. Plus encore, tout doit être déconstruit. Ne reste plus qu’une liberté éthérée, une liberté sans finalité, qui en réalité nous rend tous bien malheureux.

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