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Le Cercle Phi

Philosophie et Amitié

Convaincre? ou contraindre...

Un défi nous est lancé : il convient d’abattre les systèmes sociaux et économiques qui ont fait leur temps, qui érigent une barrière entre ceux qui ont trop de privilèges et ceux qui n’en ont pas assez. Tous, tant que nous sommes, chefs de parti, contestataire, homme d’affaires ou travailleur, professeur ou étudiant, nous partageons une culpabilité commune. Nous ne sommes pas parvenus à effectuer les changements nécessaires dans nos idéaux et nos structures sociales. Et, par conséquent, parce que nous n’avons pas su être efficaces, parce que nous manquons du sens de nos responsabilités, chacun de nous contribue aux souffrances du monde entier.

Tous, nous sommes infirmes – et certaines infirmités sont physiques, d’autres mentales, d’autres encore se situent sur le plan des émotions. Il nous faut donc nous efforcer de créer, de concert, le monde nouveau. Nous ne devons plus nous abandonner à la destruction, à la haine, à la colère, mais construire dans l’espoir, la joie, la célébration. Aller à la rencontre de cette ère nouvelle d’abondance par un travail que nous aurons, nous-mêmes, choisi, en demeurant libres de suivre le rythme de notre propre cœur. Sachons que l’effort de l’accomplissement personnel, de la poésie, du jeu, est essentiel chez l’homme lorsqu’il a satisfait aux nécessités de se nourrir, se vêtir, s’abriter ; que nous entendons alors choisir les secteurs d’activité qui contribueront à notre développement personnel et auront un sens par rapport à notre société.

Mais, en même temps, il nous faut comprendre que notre élan vers cet accomplissement vient buter contre les structures dépassées de l’âge industriel. Nous sommes bientôt entraînés dans le tumulte des pouvoirs sans cesse accrus de l’homme. Nos systèmes en vigueur nous contraignent à agrandir notre arsenal guerrier, à accepter qu’il soit enrichi de toutes les trouvailles de la technologie ; ils nous obligent à accepter que soient sans cesse améliorés les machines, les équipements, les matériaux, les fournitures, tout ce par quoi la production sera accrue et le prix de revient abaissé ; nous ne pouvons pas nous opposer au développement de la publicité et au culte du consommateur.

Afin de persuader le citoyen qu’il contrôle sa destinée, que ses décisions se fondent sur un code moral, que la technologie le sert plus qu’elle ne le dirige, il est aujourd’hui devenu nécessaire de déformer l’information. L’idéal consistant à informer le public s’efface devant la nécessité de le convaincre que des actes accomplis sous la contrainte ne sont, en réalité, que des actions souhaitables.

Ces efforts d’explication, sans cesse plus complexes, conduisent à des erreurs de tactique et par suite à des scandales, ce qui explique la méfiance grandissante à l’égard de ceux qui sont censés prendre des décisions, dans le domaine public ou privé. Il est alors tentant de dénoncer ceux qui jouent un rôle apparemment essentiel, que ce soient les dirigeants, les chefs syndicalistes, les professeurs, les étudiants ou les parents. De telles attaques contre les individus ne font souvent que dissimuler la véritable nature de la crise à laquelle nous faisons face : cette nature proprement démoniaque des systèmes actuels qui contraignent l’homme à consentir à sa propre et constante destruction.

Nous pouvons échapper à ces systèmes qui détruisent la personne humaine. La marche en avant sera reprise par ceux qui n’entendent pas se soumettre au déterminisme, apparemment inévitable, des forces et des structures de l’âge industriel. Notre liberté et notre pouvoir d’action se définissent par notre volonté d’assumer la responsabilité de l’avenir.

Certes, le futur a déjà envahi le présent. Nous vivons tous dans des temps différents. Le présent de l’un est le passé d’un autre et le futur d’un autre encore. Il nous revient de vivre avec la connaissance et la volonté de montrer que l’avenir existe et que chacun d’entre nous peut, lorsqu’il le veut, le faire surgir pour qu’il répare les erreurs du passé.

Dans ce futur, nous devons mettre un terme au pouvoir coercitif et à l’autoritarisme : la possibilité d’exiger par la vertu du rang hiérarchique qu’une action soit exécutée. Si une formule pouvait résumer la nature de cette ère nouvelle, ce serait : « la fin du privilège et de l’arbitraire ».

Ivan Illich (1926-2002), Libérer l’avenir, in : Œuvres complètes, t. 1, Fayard, p. 48-49.

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