Philosophie et Amitié
30 Mai 2021
Ce n’est jamais la beauté seule que j’ai cherchée, ni la musique seule. Je cherchais la vérité cachée derrière la beauté… Et c’est pourquoi, peut-être, il me fut permis d’être si dur et si égoïste – pourquoi ma dureté et mon égoïsme me seront peut-être pardonnés… Mais qu’est-ce que la vérité ? La vérité, je crois, est ce que nous, les hommes, nous ne pouvons que chercher, ce que nous ne trouvons jamais – mais l’avoir cherchée, voilà le bien suprême qui puisse être accordé à un homme… Regarder derrière les choses, regarder au-delà d’elles et à travers elle, ne pas simplement essayer de comprendre une seule chose, mais ce qui se trouve derrière toutes les choses, c’est cela la vérité ; et il se peut que, pour moi, le seul moyen que j’aie eu de la chercher, cette vérité, c’était ma musique.
Le ruisseau… vous savez… dans ma "Symphonie Pastorale"… J’ai entendu son murmure la nuit passée, dans ma fièvre… Et j’ai compris alors que ma musique n’avait pas repris le murmure d’un seul ruisseau : elle a repris le murmure de tous les ruisseaux du monde… Ce n’est pas seulement ma propre interprétation que j’ai mise en musique, c’est celle de tous les hommes qui ont un jour pressenti Dieu et l’éternelle beauté de la vie près d’un ruisseau au doux et joyeux murmure… Et mon amour, ma foi, mon courage, ma sincérité et mes emportements, mon désespoir, ma peur… toute ma force… tout ce que j’ai jamais éprouvé et senti… vécu… tout ce que j’ai jamais fait passer dans la musique par pur égoïsme, simplement parce que la musique était le seul langage dans lequel je pouvais m’exprimer… tout cela, peut-être, ne m’appartenait pas en propre… peut-être était-ce aussi l’amour, la foi, le courage et la force d’âme de tous les hommes vivants – parce que j’étais sans cesse à la recherche de la vérité, et parce que la beauté, pour moi, n’était qu’un moyen d’atteindre à la vérité, pour atteindre à ce qui est derrière toutes choses…
La vie est une terrible épreuve. Elle vous force à agir, elle vous pousse en avant… elle est remplie de durs et amers combats… On s’élève aux hauteurs célestes… pour retomber aux abîmes de l’enfer… Et lorsqu’on en revient ? Alors on comprend qu’au milieu de tout ce qu’on a accompli, de tout ce qu’on a souffert, de tout le bien et le mal que l’on a fait à soi et aux autres, on errait, on tâtonnait, tel un aveugle cherchant son chemin du bout de son bâton… Alors, on comprend que seule une chose, parmi tant d’autres, étaient bonnes, que seule une chose avait quelque valeur, une réelle signification… un but – le fait d’avoir cherché Dieu, souvent sans le savoir…
Ce n’est pas le simple fait que je me suis consacré à la musique qui me justifie. N’importe qui, ayant les mêmes dons, pourrait faire exactement la même chose – comme le forgeron fabrique son fer à cheval et le menuisier construit sa table. Ce ne sont pas le fer à cheval ni la table qui importent : la seule chose qui compte, c’est que le forgeron fasse son fer à cheval à la perfection, qu’il y travaille et y travaille sans cesse pour qu’il soit sans défaut. Voilà la seule manière d’atteindre à la vérité… la seule manière… Dieu sait que je n’étais doué pour rien sinon pour la musique, et je n’ai été un grand musicien que parce que je travaillais bien et non pas parce que je recherchais les flatteries, parce que j’aimais d’être admiré, non pas parce que je voulais avoir accompli plus que les autres !… Tout simplement, la musique était ce que je savais faire de mieux… Dans la musique seule, je pouvais chercher la perfection !… La perfection ! Voilà ce qui justifie l’homme, qui justifie son égoïsme, son manque de cœur envers les autres… Celui qui, sa vie durant, a cherché la perfection, celui qui s’est cherché lui-même à travers cette perfection, celui-là a accompli le plus qu’il soit donné à un homme d’accomplir… Car derrière la perfection, et tout près d’elle – se trouve la vérité, la vérité qui englobe une seule chose en toute chose, un seul Être en tous les êtres.
« Testament de Beethoven », in : C. von Pidoll, La vie passionnée de Beethoven