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Le Cercle Phi

Philosophie et Amitié

Les Seconds Analytiques d'Aristote (I)

Les Seconds Analytiques est le traité qu’Aristote a consacré à la science. Aristote est bien le philosophe de la science, non pas au sens moderne du terme, mais en son sens philosophique, et telle que les Grecs la concevaient. Aristote a voulu développer une philosophie qui soit scientifique, et non pas seulement descriptive ou allégorique. Chacune des parties de la philosophie est conçue comme une science ayant ses exigences propres, distincte des autres. C’est ainsi que l’on trouve chez lui des sciences pratiques, ordonnées à l’action, et des sciences théorétiques, qui visent la seule connaissance de la vérité.

Si par cet effort Aristote inaugure – ou du moins donne son cadre à – une exigence précédemment initiée par les présocratiques puis par Platon, et qui se prolongera dans toute l’histoire de la pensée occidentale, reste à savoir ce qu’est une science, en tant que telle, au-delà de la diversité des sciences particulières. La science est une connaissance d’un type spécifique. Qu’est-ce qui la caractérise ? Qu’est-ce qui la différencie de l’opinion ? Voilà bien le problème qu’aborde Aristote dans ses Seconds Analytiques, avec toute la puissance de son génie analytique, problème qui était également celui des philosophes grecs de son temps.

Au début de son traité, Aristote commence par affirmer que la science est une connaissance qui prend la forme d’un syllogisme démonstratif, producteur de science. Évidemment, formellement, il ne s’agit pas d’une définition. Cette affirmation a toutefois le mérite de nous faire comprendre que la science se déploie sous la forme logique du syllogisme, et pas n’importe lequel : le syllogisme scientifique, la démonstration, dont les propriétés seront étudiées tout au long du traité. Mais pourquoi la connaissance scientifique – la connaissance véritable – prend-elle la forme d’un raisonnement syllogistique ? Pourquoi ne se développe-t-elle pas autrement, par exemple de façon intuitive ou sous la forme d’une illumination intérieure, comme le concevront bien plus tard les gnostiques ? Aristote ne le dit pas explicitement. Mais saint Thomas d’Aquin, au début de son Commentaire sur les Seconds Analytiques d’Aristote, nous propose une explication très éclairante.

Selon saint Thomas, la conception de la science comme syllogisme démonstratif est une réponse à la philosophie de Platon. En effet, selon celui-ci, la science s’acquiert d’une tout autre façon que par démonstration. On le sait, la science est pour lui une connaissance des formes idéales dont participent les réalités physiques. Comment s’acquiert-elle ? Si l’on suit le Ménon, elle s’acquiert par réminiscence : à l’occasion d’une expérience, l’âme se souvient des formes qu’elle a contemplées avant sa venue dans le corps. Elle se souvient de l’idée du juste, du beau, etc. La science s’acquiert donc par une connaissance intuitive : l’intuition des formes en soi. Ainsi, nous dit Platon, de même que la forme des réalités naturelles ne provient pas de l’agent qui les engendre (tel corps reçoit la qualité de froid par un agent qui cause en lui la froideur), mais d’une participation à une forme idéale (tel corps est froid parce qu’il participe de l’idée éternelle de froideur), l’homme acquiert la science par l’empreinte en lui de la forme en soi, et non par le travail intellectuel, qui produit cette nouvelle forme qu’est la science : « L’homme est rendu à la mémoire de ce qu’il sait naturellement par l’empreinte des formes séparées[1]. » Platon, selon saint Thomas, remplace donc le labeur intellectuel, qui se traduit par des raisonnements et aboutit à force d’efforts à la science, par une connaissance immédiate, intuitive.

Tel est bien le point que récuse Aristote. La science ne s’acquiert pas par intuition, nous dit-il, mais par des raisonnements déductifs, par des syllogismes, dès lors qu’ils respectent certaines règles. Il y a donc bien un devenir intellectuel – un labeur – qui aboutit à la science, et non une connaissance immédiate qui la produirait. Platon, dans le Ménon, veut s’affranchir du mode humain de la connaissance, qui se développe par des raisonnements inductifs et déductifs et implique tout un devenir. Il s’imagine que la connaissance nous est donnée intuitivement, quasi spontanément. Selon lui, l’intelligence ne cause pas la connaissance, le savoir scientifique. Elle n’est qu’un réceptacle de formes qui lui sont données avant sa naissance et dont elle se remémore à telle ou telle occasion. Connaître, c’est se ressouvenir.

Aristote ne peut accepter cette conclusion, contraire à l’expérience. Pour lui, la science provient d’une connaissance préexistante (les prémisses du syllogisme), de laquelle on aboutit, par l’argumentation, à une conclusion nécessaire. La pensée passe de l’ignorance à la connaissance par l’intermédiaire de raisonnements qui sont bien l’acte de l’intelligence. Celle-ci est l’agent de la connaissance, de la science : l’intelligence se meut.

À la lumière de ce propos, l’on comprend mieux l’importance et l’enjeu des Seconds Analytiques. Loin d’être un simple traité logique de plus, ils constituent l’effort qui vise à manifester la réalité du devenir de l’intelligence, lorsqu’elle raisonne pour aboutir à la science, et à en saisir toutes les conditions et règles de réalisation. Elle provient de cette reconnaissance réaliste du mouvement de l’intelligence, du travail intellectuel, et de cette volonté d’en comprendre toutes les exigences qui font la science. C’est bien sur ce fondement que repose l’édifice des Seconds Analytiques, qui en montre la valeur.

 

 

[1] Commentaire sur les Seconds Analytiques d’Aristote, trad. Guy-François Delaporte, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2015, n° 8.

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