24 Octobre 2022
Le premier livre des Seconds Analytiques, qui en comprend deux, est consacré à la démonstration qui constitue la science. Après avoir montré que toute connaissance sous forme de raisonnement, quelle qu’en soit la nature, suppose une connaissance préexistante (I,1), Aristote explicite ce qu’est la science :
« Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue (…) quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est. » (I,2)
La « chose » dont il est ici question désigne un fait, c’est-à-dire l’attribution d’une détermination ou d’un acte à un sujet. L’exemple que prend fréquemment Aristote, qui n’en épuise pas le sens, est celui de l’éclipse de Lune : pourquoi la Lune subit-elle une éclipse ? Pourquoi l’éclipse est-elle attribuée à la Lune ? Parce que la Terre s’interpose entre le Soleil et elle. Ainsi, l’on possède la science de l’éclipse lorsque l’on en connaît la cause.
Bien sûr, il ne faut pas s’arrêter à cet exemple qui n’illustre que faiblement la science philosophique. L’on comprend toutefois que la science est la connaissance d’un fait – d’une détermination ou d’un acte attribué à un sujet – à la lumière de sa cause. La science est une connaissance par les causes. Et pas n’importe quelle cause : les causes propres et prochaines. Les causes dont dépendent directement l’effet.
Aristote n’aurait donc probablement pas considéré les sciences modernes comme des sciences. Si celles-ci manifestent bien une nécessité dans la réalité, elles n’en donnent pas la cause. Auguste Comte l’a bien exprimé : les causes premières des réalités sont inconnaissables, inaccessibles pour l’intelligence ; la seule chose connaissable est leur régularité. La science est donc la formalisation mathématique de leur régularité. Elle ne donne pas les causes, seulement des lois. Certes, les sciences modernes cherchent bien des explications à ces régularités, mais les causes mises en lumière sont toujours des causes intermédiaires, jamais des causes propres et premières.
Autre précision importante, la science ne porte que sur le nécessaire : « L’objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut pas être autrement. » Il n’y a pas de science de ce qui est accidentel, fortuit, de ce qui ne se produit qu’une fois. Pour qu’il y ait science, il faut des phénomènes nécessaires. S’il est nécessaire que l’homme soit un être par nature raisonnable, il n’est pas nécessaire qu’il soit blond ou brun. Tout ce qui est contingent, éphémère ne peut être objet de science. A minima faut-il une régularité, quand bien même tel phénomène n’est pas absolument nécessaire : il doit se produire « dans la plupart des cas ».
Si rien dans le réel et dans la nature n’était nécessaire, si tout se produisait de façon accidentelle, par le fait du hasard, si aucune régularité ni stabilité n’était observable, alors la science n’existerait pas. C’est bien parce que certaines choses sont attribuées de façon nécessaire à leur sujet que la science existe. Il n’y a donc de philosophie que parce qu’il y a du nécessaire. La philosophie du vivant peut saisir les propriétés du vivant et sa cause, parce que certaines déterminations sont en lui nécessaires ; et il appartient au philosophe de mettre en lumière la cause de cette nécessité. Le métaphysicien peut saisir les propriétés de l’être parce qu’au-delà du devenir, du changement, certaines choses demeurent. L’être n’est pas un ensemble d’accidents qui se succèdent sans ordre ni nécessité.
L’on comprend alors pourquoi Platon a opté pour les formes en soi. Si la réalité apparente est toujours en devenir, en changement, et si la science existe bien, comme on le constate, alors cela veut dire qu’au-delà des réalités sensibles, toujours contingentes, existent d’autres réalités, nécessaires elles : les formes en soi. Et la science consiste à connaître non pas le sensible – ce qui est impossible – mais les formes nécessaires auquel il participe.
Par ces quelques lignes, Aristote manifeste donc cet extraordinaire effort de l’esprit humain qui cherche à comprendre la réalité, à saisir ce qui demeure en elle et à en expliquer les causes. Pour une société très largement immergée dans les mythes, il y a là quelque chose de remarquable.
Ainsi, cette orientation philosophique d’Aristote fait de lui le précurseur des scientifiques, même si sa recherche de la sagesse ne permet pas de l’y limiter. Aristote recherche le vrai, les causes de ce qui est apparent, de ce qui est donné par nos sens. La philosophie ne peut être réduite à une sophistique, à une connaissance purement accidentelle. Que ce soit dans le domaine pratique comme dans le domaine spéculatif, la philosophie est d’abord une recherche des causes, avec comme orientation finale la connaissance de la cause première, objet de la métaphysique. La philosophie n’est pas seulement une appréciation subjective de la réalité, elle n’est pas qu’une critique des opinions, elle n’est pas une description du vécu des êtres – une phénoménologie. Elle est une connaissance qui possède toute la rigueur de la science, et qui donc est ordonnée à la connaissance de la vérité, exigence largement perdue aujourd’hui.