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Le Cercle Phi

Philosophie et Amitié

Le héros et le saint, tués par la philosophie

Ouvrage remarquable et passionnant, que celui du philosophe Robert Redeker, Les sentinelles d'humanité... Un extrait qui donne à réfléchir sur ce que devient la philosophie, quand, devenue sophistique de la déconstruction, elle se détourne de son amour de la sagesse et de sa familiarité avec l'admiration et l'étonnement, pour se complaire indéfiniment dans la médiocrité et les petits côtés de l'être humain. Ce que Redeker appelle l'époque des valets de chambre. "Notre époque rechigne à admirer. Elle préfère salir... Elle choisit de tirer les grands hommes vers le bas"... Le valet de chambre, trivialisant ce qui le dépasse, hait l'admiration et jalouse ce qu'il ne comprend pas. En fait, "l'âge de la déconstruction est le temps du soupçon généralisé" (p. 68).

"Le croira-t-on ? Dans notre société de valets de chambre, le héros et le saint sont des victimes de la philosophie. En effet, une mode philosophique sophistiquée a grandement contribué à expulser le héros et le saint de notre culture : la déconstruction. La nouveauté n’échappera à aucun esprit aiguisé : jusqu’ici la philosophie, y compris chez Nietzsche, que les déconstructeurs se plaisent à prendre pour leur boussole, exaltait l’héroïsme (tout en combattant la sainteté chrétienne d’une façon étrangissime : sa correspondance nous le montre vivant au quotidien tel le Poverello, saint François d’Assise). Qu’on se souvienne de la présence du héros chez Platon, qu’on se souvienne d’Aristote, qu’on se souvienne de Hegel ! Sans omettre les stoïciens ! Si l’on excepte Alain, Bergson et Jankélévitch, le héros, en rupture avec toute l’histoire de la pensée, a été éclipsé de la philosophie moderne. La dignité d’objet de pensée lui a été ôtée.

Les historiens des idées appellent déconstruction – le mot est apparu sous la plume de mon maître Gérard Granel, l’un des plus importants philosophes de son temps, avant d’être repris et popularisé par Jacques Derrida – un vaste mouvement intellectuel qui occupa en Occident une bonne partie de la seconde moitié du siècle passé. Elle repose sur l’utilisation gauchie de certains concepts de Heidegger : Abbau, que précisément Granel a traduit par déconstruction, et Zerstörung, élimination, destruction. Ce qui est déconstruit est par là-même éliminé tout en restant présent – d’une présence vidée de toute puissance réelle, dont le sens et la fin ont été paralysés. La déconstruction, par Gilles Deleuze et Félix Guattari, de la psychanalyse freudienne, de ses présupposés et finalités, n’élimine pas cette dernière de l’existence sociale, elle se contente d’en rendre inefficace le prestige. Un texte aussi orageux que décisif, traversé par une sombre beauté, de Jean-François Lyotard, le donne à entendre : la déconstruction vise à rendre impuissants tout discours et toute réalité institués selon le sens et la fin – en particulier donc, au-delà des sagesses philosophiques (le platonisme et l’aristotélisme), les institutions politiques. Le résultat de la déconstruction est une présence paralysée. Les victimes de la déconstruction se nomment : finalité, principe de raison, absolu, révolution (au profit de la subversion permanente), valeurs et vérité.

"Voici une ligne politique, clame Lyotard, durcir, aggraver, accélérer la décadence". Par le truchement de la déconstruction la philosophie contemporaine épouse la décadence repérée par Soljénitsyne en Occident: le déclin du courage. L'écrivain russe  un authentique héros de l'humanité, lui, le plus grand héros sans doute du XXe siècle, l'homme qui par son courage fit basculer le monde, l'homme-courage par excellence  adresse à la face du monde occidental une remarque désabusée: la vertu de courage a surtout déserté les élites dirigeantes et "la couche intellectuelle dominante". Disons plus: la déconstruction, assimilée par un penseur tel que Pierre Fougeyrollas à un obscurantisme, a été le prétexte intellectuel permettant d'abandonner le courage avec la bonne conscience de l'esprit qui se croit supérieur. Elle fut l'arôme spirituel du conformisme et du cynisme, de cette forme de lâcheté consistant à fuir le courage de la vérité, à pousser cette fuite jusqu'au bout en récusant la notion même de vérité. Mais qu'est-ce que le courage? Une vertu poupée-gigogne  d'une première forme de courage naissent toutes les autres emboîtées en elle. Le courage est d'abord celui de lutter contre soi. D'aller contre soi. Contre ses penchants. Contre ses désirs. De résister à soi. De dire non au moi. De dire non à l'ego. A tout esprit attentif, cette forme de courage paraît la matrice de toutes les autres."

 

R. Redeker, Les sentinelles d'humanité, Philosophie de l'héroïsme et de la sainteté, Paris, 2020, DDB, p. 63-66.

Pour approfondir, références :

Sophie Schulze, « Gérard Granel, l’homme à qui l’on doit la déconstruction ».https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20140505.OBS6148/gerard-granel-l-homme-a-qui-l-on-doit-la-deconstruction.html.

Jean-François Lyotard :

  • « Sur la force des faibles », in : L’Arc, Lyotard, n°64, 1976.
  • Rudiments païens, Paris, 10/18, 1977.

Alexandre SoljénitsyneLe Déclin du courage (1978), tr. G. et J. Johannet, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Pierre FougeyrollasL’obscurantisme contemporain. Lacan, Lévi-Strauss, Althusser, Paris, S.P.A.G., Papyrus, 2013.

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